Piolets d'Or - Ascensions lauréates 2022

Ascensions lauréates 2022

Première ascension du sommet nord-ouest du Saraghrar (7 300 m)

©Archil Badriashvili/American Alpine Journal

Saraghrar, sommet nord-ouest, première ascension par la face nord-ouest, 2 300 m, ED2 6B
(cotation russe), 6b M5+ A3+ 80-90°, du 3 au 10 septembre 2021. Descente dans la voie
avec un bivouac supplémentaire.

Le Saraghrar se situe dans le très peu fréquenté massif de l’Hindou Kouch pakistanais, juste au sud de la frontière afghane. Il est constitué de plusieurs sommets, mais peu de grimpeurs les ont atteints. Le sommet nord-ouest du Saraghrar (7 300 m) n'avait jamais été gravi, malgré des tentatives poussées sur le contrefort sud-ouest par trois fortes expéditions espagnoles dans les années 1970 et au début des années 1980. La dernière de ces expéditions avait atteint environ 7 150 m sur l'arête nord-ouest, un point nommé Saraghrar, sommet nord-ouest II. Les Géorgiens Archil Badriashvili, Baqar Gelashvili et Giorgi Tepnadze ont choisi la face nord-ouest, qui n'avait pas encore été tentée et dont la partie supérieure est constituée d’une raide paroi rocheuse rejoignant l'arête nord-ouest. Ils ont également choisi le mois de septembre, plus tard dans l'année qu’habituellement, afin de réduire la chaleur diurne et ainsi le risque de chutes de pierres.

À partir d'un camp de base situé à environ 4 200 m dans le Rosh Gol, et avec une pré-acclimatation réduite, les trois hommes se sont « échauffés » en effectuant la première ascension de la face sud et de l'arête est (1 800 m, TD, 60° en glace, 75° en neige) du Languta-e-Barfi (6 833 m), avec un bivouac à 6 400 m. C'était la quatrième ascension de ce sommet, surnommé par les locaux « La fiancée de l’Hindou Kouch », mais la première depuis le Pakistan.

Neuf jours plus tard, le 3 septembre, les Géorgiens entament l'ascension de la face nord-ouest du Saraghrar à environ 5 000 m. Décordés, ils remontent d’abord l'énorme couloir de neige et de glace qui caractérise sa moitié inférieure, pour atteindre un premier bivouac à 6 200 m. Au-dessus, une raide paroi granitique constitue le passage-clé de l'itinéraire. Surmontant d’importantes difficultés en escalade mixte, libre et artificielle, ils bivouaquent à 6 400 m, 6 600 m, 6 750 m, 6 850 m et à environ 7 000 m au sommet de la face. Les jours 5 et 6 sont consacrés au difficile et vertical Headwall de 250 m, dont une seule longueur leur demande sept heures d’effort.

À la sortie de la paroi s'étend une longue et complexe arête cornichée de 300 m de dénivelé. Les trois Géorgiens posent leur dernier bivouac près du point le plus haut atteint par les Espagnols, et le huitième jour, ils atteignent enfin le sommet. Le même jour, ils redescendent jusqu'à leur bivouac au-dessus du Headwall. Le lendemain matin, ils entament la descente de la face nord-ouest par 35 rappels, continuant toute la nuit jusqu'à son pied.

Le jury a estimé que le choix d'un haut sommet vierge dans une région peu connue, avec une approche by fair means, une face jamais tentée auparavant, une petite équipe, une longue ascension de neuf jours dans un pur style alpin avec des difficultés techniques importantes au-dessus de 6 200 m, un passage-clé entre 6 750 m et 7 000 m et un haut niveau d'engagement, illustraient bien la Charte des Piolets d'Or.

Traversée « Moonwalk Traverse » du massif du Fitz Roy (3 405 m)

©Rolo Garibotti

Moonwalk Traverse (4 000m+, 6c 50°), première traversée complète du sud au nord du massif du Fitz Roy (de l’aiguille de l'S à l’aiguille Guillaumet), du 5 au 10 février, en solo.

Cinq jours durant en février 2014, les Américains Tommy Caldwell et Alex Honnold avaient réalisé une étonnante et très convoitée traversée d'arêtes du nord au sud, sur l'ensemble du massif du Fitz Roy, de l’aiguille Guillaumet à l’aiguille de l'S. En 2015, la Fitz Traverse avait été récompensée par un Piolet d'Or.

Début 2020, coincé à El Chaltén après le début de la pandémie de COVID et constatant beaucoup plus de cas et de restrictions en Europe qu’en Patagonie, le Belge Sean Villanueva O'Driscoll a décidé de rester, « confiné » dans ce terrain de jeu géant. Début février 2021, il est prêt à se lancer dans un rêve : traverser l'intégralité du massif du Fitz Roy en solitaire, du sud au nord, donc en sens inverse des Américains. Le projet, long de plus de cinq kilomètres et d'un dénivelé total de plus de 4 000 m, suit la skyline depuis l’aiguille de l'S à l’aiguille Guillaumet en passant par l’aiguille Saint-Exupéry, l’aiguille Rafael Juárez, l’aiguille Poincenot, l’aiguille Kakito, le Cerro Fitz Roy (Cerro Chaltén), l’aiguille Val Biois, l’aiguille Mermoz, et l’aiguille Guillaumet sud.

Villanueva O'Driscoll n’a emporté qu’un un sac à dos léger, un petit sac de hissage (qui se cassera plus tard, devenant inutilisable), 10 jours de vivres, un sac de couchage, une petite tente et sa flûte irlandaise dont il ne se sépare jamais, soit un poids total initial de près de 30 kg.

Le premier jour, sa corde à simple subit trois chocs, l’abîmant jusqu’à l’âme et elle tiendra de justesse jusqu'à la fin de la traversée. Peu de temps après, il perd des coinceurs à cause de la rupture d’un porte-matériel. Grimpant en libre, la plupart du temps à vue, et s’auto-assurant avec un GRIGRI® dans toutes les longueurs, sauf les plus faciles, il parcourt donc la majeure partie de l’itinéraire trois fois. N’ayant emporté aucun appareil de communication et, en raison du calme environnant à cette époque, il ne rencontre que trois autres cordées. L’Américain Colin Haley, prolifique alpiniste en Patagonie (mention spéciale aux Piolets d’Or en 2017), a estimé qu'il s'agissait sans doute de l'ascension en solitaire la plus impressionnante jamais réalisée dans cette région.

Le jury a estimé qu'il s'agissait d'une ligne élégante et soutenue, qui avait été tentée ou imaginée par plusieurs équipes, bien que personne ne semblât l'avoir envisagée en solitaire – une aventure inaccessible pour la plupart des grimpeurs. Si, à l'exception de quelques longueurs, le terrain n'était pas nouveau, le style est remarquable,  combinant escalade technique, endurance, engagement mental et expérience considérable de la Patagonie. L’approche positive et optimiste de Sean a suscité l'admiration de tous, tant lorsque le pays a été confiné qu’au début de l'itinéraire, lorsqu’il a dû faire face aux dégâts et aux pertes de son matériel..

Prix spécial du Jury 2022 - Première ascension de l’arête sud-est de l’Annapurna III (7 555 m)

©Ukrainian Team/American Alpine Journal

Première ascension de l’arête sud-est de l’Annapurna III (7 555 m), Annapurna Himal, par la voie « Patience » (2 950 m, 6a A3 M6 80° en glace et 90° en neige) par Nikita Balabanov, Mikail Fomin et Viacheslav Polezhaiko (Ukraine). En seize jours (du 22 octobre au 6 novembre 2021) du camp de base au sommet. La descente par la face ouest en terrain inconnu leur a pris encore trois jours de plus.

Cette première était convoitée depuis longtemps, elle a donc logiquement été applaudie comme l’une des réalisations majeures de ces dernières années en Himalaya. Nikita Balabanov, Mikail Fomin et Viacheslav Polezhaiko ont passé 19 jours sur la montagne, réussissant là où de nombreuses tentatives précédentes (y compris d’ailleurs la leur en 2019) avaient échouées. L’itinéraire emprunté est complexe, extrêmement engagé et ne pouvait à priori être réussi que par une cordée d’un haut niveau technique ainsi que d’une capacité d’endurance et de jugement hors norme en haute altitude ; il se situe de plus dans un secteur notoirement connu pour sa météo plus capricieuse que dans le reste de
l’Himalaya népalais.

Les trois Ukrainiens se sont acclimatés en réalisant l’ascension du sommet voisin de l’Annapurna IV à 7 525 m, en suivant plus ou moins une ligne qui avait déjà précédemment été gravie jusque sur l’arête nord-ouest, mais pas jusqu’au sommet.

Une bonne semaine plus tard, chargés de sacs de 22 à 24 kg avec une douzaine de jours de vivres et de gaz, ils franchissent la rimaye vers 4 600 m, en dessous de l’arête sud-est de l’Annapurna III. Malgré des prévisions excellentes au départ, la météo fût très moyenne pendant tout leur périple. De plus les conditions beaucoup plus sèches que lors de leur précédente tentative rendaient la progression plus difficile et donc aussi plus lente. Vers 6 250 m, ils franchirent en dry-tooling le passage-clef technique, en rocher ; puis vers 6 500 m, ils arrivent au point haut atteint, mais jamais dépassé, par plusieurs cordées précédentes ; là, ils trouvent une arête de neige de 70 m extrêmement effilée, exposée et non protégeable se terminant par un mur abrupt descendant. Cette section constitue le « crux psychologique » ; ils la franchissent grâce à du pelletage prolongé et créatif… À partir de 7 100 m, l’arête sud-est rejoint l’arête sud et le terrain devient beaucoup plus simple jusqu’au sommet ; mais le froid intense combiné au vent fort ralentit leur progression et les oblige à un ultime bivouac à 7 400 m.

Au sommet, le vent trop fort les empêche d’emprunter l’arête est, et redescendre par l’itinéraire de montée serait bien sûr beaucoup trop difficile et dangereux ; ils optent pour la face ouest, inconnue, la descente est un long supplice, mais ils finissent par rejoindre le glacier de l’Annapurna est.

Une telle ascension mérite bien évidemment d’être reconnue, cependant certains aspects ne correspondent pas à la charte des Piolets d’Or.

Charte des Piolets d’Or et usage de l’hélicoptère - considérations éthiques et environnementales

L’arête sud-est de l’Annapurna III s’élève au-dessus du cirque qui se situe en amont de la source du Seti Khola. L’accès à ce cirque a toujours été considéré comme très difficile et dangereux en raison du terrain raide et instable surplombant les gorges du Seti Khola ; après plusieurs éboulements importants, les expéditions de 2007 et 2010 ne purent atteindre le pied de la montagne car l’accès fut considéré comme étant trop dangereux. Par la suite, quatre expéditions, y compris les Ukrainiens en 2019 et 2021, firent toutes usage de l’hélicoptère pour transporter hommes et matériel dans le cirque.

Par ailleurs, après être redescendu du côté opposé de la montagne, les trois Ukrainiens ont fait appel à l’hélicoptère pour être récupérés sur la partie basse du glacier de l’Annapurna est vers 5 000 m (ils avaient demandé à être repris vers 4 500 m). L’un d’eux fût ensuite posé dans le cirque de départ pour récupérer le matériel du camp de base, tous sont arrivés à Kathmandou le soir même.

L’objectif des Piolets d’Or n’est pas seulement de reconnaître les ascensions les plus remarquables de l’année précédente, mais aussi d’utiliser ces ascensions afin de promouvoir une éthique simple et claire de l’alpinisme, en cohérence avec son inscription au patrimoine culturel immatériel en 2019 par l’UNESCO.

La charte des Piolets d’Or stipule que « dans l’alpinisme moderne, la question du style et des moyens utilisés prime sur la réussite d’un objectif ». L’accès à la montagne en tant que tel ne fait pas partie de l’ascension stricto sensu, mais devient toutefois clairement un enjeu éthique et environnemental important. L’esprit des Piolets d’Or suggère que, si un endroit ne peut être atteint par une voie de transport régulier, ou sur le terrain par des moyens « fair play », alors on le laisse aux générations futures.

La charte inclut également un critère de « respect de l’environnement ». Depuis une bonne décennie, l’usage de l’hélicoptère pour l’accès aux sommets himalayens s’est fortement développé, en particulier au Népal où il est peu ou pas réglementé. Payer un hélicoptère privé pour atteindre le camp de base d’un sommet de 8 000 m, ou pour enchaîner plusieurs ascensions est devenu très commun pour ceux qui en ont les ressources financières, ceci dans un pays où traditionnellement l’accès se faisait en trekking avec l’aide de porteurs locaux.

En montagne plus qu’ailleurs, on peut mesurer l’énorme impact du réchauffement climatique. Certes, une partie importante de l’empreinte carbone d’une expédition peut être attribuée aux vols internationaux, mais nous considérons que l’usage privé systématique de l’hélicoptère devient vraiment problématique et il nous appartient en tant qu’alpinistes d’agir de manière responsable et de limiter notre impact.

Les Piolets d’Or souhaitent diffuser un message clair que la haute montagne, ainsi que les populations qui y vivent, sont de plus en plus impactés par le changement climatique ; et qu’en conséquence, nous ne soutenons pas l’usage général de l’hélicoptère pour l’accès aux sommets.

Le jury a considéré que du point de vue de l’alpinisme, la nouvelle voie sur l’Annapurna III est clairement une des réalisations majeures de ces dernières années, mais aussi que certains éléments de la charte n’étaient pas respectés. En considération des ces deux aspects, le jury a décidé de ne pas attribuer un « Piolet d’Or » mais plutôt un « Prix spécial du jury ».

Organisateurs 2023