©Magorzata Telega
“Pour moi, grimper consiste à tracer mon propre chemin, et non à suivre la voie de quelqu'un d'autre.”
Kazuya Hiraide
La face ouest du K2 (8 611 m) fait partie de ces parois légendaires auréolées de mystère. Versant le plus raide du deuxième sommet de la planète, haut de plus de trois mille mètres, il n’a été gravi qu’une seule fois en 2007, par une lourde expédition russe menée par Vikor Kozlov qui y passa plus de soixante-dix jours en utilisant beaucoup de cordes fixes. Entrelacs de falaises verticales et de séracs menaçants, elle ne pouvait qu’attirer les meilleurs grimpeurs en style alpin. Elle était devenue le rêve et l’objectif principal de deux des meilleurs grimpeurs japonais de ces deux dernières décennies, Kazuya Hiraide et Kenro Nakajima.
L’aîné, Hiraide, 45 ans est bien connu de la communauté alpine et plus particulièrement de celle des Piolets d’Or. Dès 2001, il réalise la première ascension du Kula Kangri East Peak (7 381 m) au Tibet et s’adjuge son premier 8 000 (il en gravira cinq), le Cho Oyu et le redescend à ski (Hiraide fut aussi récompensé lors des championnats asiatiques de ski-alpinisme). Il va ensuite former une cordée mixte emblématique du style alpin avec sa compatriote Kei Taniguchi : ouvertures sur l’arête nord-ouest du Spantik (7 027 m) et en face est du Lila Peak (6 200m), Pakistan (2004), arête est du Mustagh Ata (7 564m), Chine (2005), ouverture en face nord et arête nord-ouest du Shivling (6 543m), Inde (2005), première de la face sud-est du Kamet (7 756 m), Inde (2008). Cette dernière ascension baptisée Samurai Direct (1 800 m, M5+ AI5) est reconnue par un Piolet d’Or en 2009, le premier attribué à des grimpeurs nippons et aussi à une femme. Ils continuent en 2011 par l’arête sud-ouest du sommet sud (7 200 m) du Naimonanyi (7 694 m) en Chine puis l’arête ouest du Jul Diran (7 266m) au Pakistan en 2013. Leur cordée ne sera brisée que par la tragique disparition de Taniguchi en 2015 sur le Mont Kurodake à Hokkaido (Japon).
Nakajima, 39 ans, se distingue en Himalaya dès 2006 (première ascension du Panbari Himal (6 905 m) puis face sud du Mar Dingjung Ri (6 196 m). À partir de 2014, il fait équipe avec Hiraide : « Nous grimpons souvent ensemble mais nous sommes des grimpeurs différents. Hiraide a plus d’expérience, alors que je suis plus fort techniquement, même si ce n’est que mon opinion évidemment. Cela signifie que je suis généralement en tête, tandis que Hiraide me suit et me surveille. Quand je fais une erreur, il me le dit. C’est difficile d’être en tête, mais lui aussi derrière a une lourde responsabilité. »
En 2015, la cordée (avec Takuya Mitoro) gravit la face nord de l’Api (7 132m) au Népal. Puis en 2017, les deux hommes frappent fort au Pakistan. Le Shispare (7 611 m) est l’un des plus hauts sommets du Batura Muztagh au-dessus de la vallée de Hunza, cette enclave ismaélienne du Pakistan Nord. Si son nom ne parle qu’aux spécialistes, la beauté et la pureté de son immense (2 700 m) et vierge face nord-est sautent aux yeux. C’est encore une histoire de persévérance car depuis 2007, Hiraide a déjà tenté trois fois (dont une fois par cette face nord-est) le Shispare, qui n’a vu que deux ascensions en tout et pour tout. Ils choisissent une ligne sur la partie gauche de la face qui évite habilement les gros séracs centraux et la pyramide du bastion rocheux final. Le 18 août 2017, Hiraide et Nakajima montent bivouaquer à 5 450 mètres au pied de la face et, le lendemain, remontent de vastes pentes glaciaires et mixtes jusqu’à 6 500 mètres. Il leur faudra ensuite une journée entière pour gravir 350 mètres avec des traversées en glace très raides (M6 WI5). Le mauvais temps les bloque alors une journée et Nakajima commence à montrer des signes de mal des montagnes. Ils continuent néanmoins dans une neige épaisse et atteignent le sommet avant de revenir sur leurs pas à la boussole. En souvenir de Kei Taniguchi, Hiraide enfouit sa photo au sommet. Pour cette ascension, ils reçoivent l’un des Piolets d’Or 2018, le second donc pour Hiraide.
En 2019, le duo est de retour en pays Hunza sur le Rakaposhi (7 788 m) sur le versant sud et l’arête sud-est, un itinéraire immense, haut de quatre mille mètres. Si les difficultés techniques ne sont pas exceptionnelles, l’aventure est totale, dans un versant isolé et peu fréquenté. Un nouveau Piolet d’Or vient récompenser ces valeurs prônées par la charte des Piolets d’Or. En 2023, toujours au Pakistan, ils atteignent le sommet du Tirich Mir (7 708 m) par une nouvelle voie dans la face nord jusque-là inexplorée comme le soulignait Nakajima : « La face nord, comme entourée d'une forteresse, est restée silencieuse. Pour se tenir à sa base, il faut monter d'une vallée inconnue jusqu'à un col à 6 200 m, puis redescendre par une vallée inconnue pour enfin se tenir sur la ligne de départ. J'adore ce genre d'escalade exploratoire ! »
En 2017, après leur ascension du Shispare, ils avaient marché jusqu’au K2 pour en étudier la face ouest et repérer une ligne possible. Comme le nota alors Hiraide : « En accumulant progressivement de l'expérience, je peux transformer l'impossible en possible. J'ai toujours essayé de gravir des montagnes comme celle-ci, alors même s'il me faut vingt ans pour accomplir l'impossible, c'est toujours amusant. C'est la raison d'être de cette face ouest. » En cet été 2024, ils sont enfin prêts à relever leur défi : « La probabilité de réussir est faible. Notre premier but n’est d’ailleurs pas d’atteindre le sommet, mais d’abord de découvrir un monde que nous ne connaissons pas encore. » Le 27 juillet, alors qu’ils ont déjà atteint 7 500 m, la cordée chute de plus de mille mètres. Un hélicoptère réussit à les repérer mais les deux alpinistes ne donnent aucun signe de vie, leurs corps restent immobiles… Leur position et les conditions météo ne permettent pas de les approcher que ce soit par voies aériennes ou terrestres et l’évidence s’impose rapidement : ils ne reviendront pas de leur ultime rêve. Comme l’avait souligné Hiraide avant leur départ : « Dans mon cœur, j'ai des attentes, des espoirs, des inquiétudes, des peurs... Je ne peux pas me limiter à un seul mot. »
Takuya Mitoro était leur ami et témoigne de leur passion et de leur vision : « Jusqu'à récemment, grimper en expédition lourde était presque exclusivement un domaine japonais. Lorsque le style alpin a gagné en popularité, Kazuya et Kenro ont été des pionniers et des figures de proue au Japon. Ils recherchaient continuellement des voies que personne n'avait tentées auparavant, rêvant de montagnes que personne n'avait vues. Ils se sont efforcés de réaliser des ascensions qu'ils étaient les seuls à pouvoir accomplir. Ils ont relevé leurs défis en pionniers, s'attirant les faveurs du monde entier. Ils étaient de véritables héros pour la communauté des grimpeurs japonais.
En tant que photographes de montagne, ils étaient aussi des artistes qui illustraient leurs ascensions extrêmes. Il est particulièrement difficile de concilier l'escalade de haut-niveau et la photographie. Pourtant, ils surent utiliser des techniques avancées dans des conditions extrêmes. Et grâce à leurs vidéos, ils ont partagé avec de nombreuses personnes un monde rude mais précieux.
Même dans leur quête personnelle, ils étaient également reconnaissants envers ceux qui les avaient soutenus dans leurs ascensions. Ils se sont sentis investis de la mission de leur rendre la pareille en gravissant ces montagnes et avaient de nombreux fans et supporters, même parmi ceux qui ne pratiquaient pas. »
À une époque où l’alpinisme était devenu moins populaire au Japon, « il ne fait aucun doute qu'ils ont contribué à sa renaissance. Et ils aimaient leur famille. S'ils avaient continué à grimper plus haut et plus fort, cela se serait-il terminé de la même manière ? Aucun de ces deux grands alpinistes n'aurait pu éliminer cette possibilité.
Mais nous devons nous rappeler qu'ils aimaient la montagne et qu'ils ont rendu des gens heureux grâce à elle. Je prie pour que ces deux grimpeurs exceptionnels qui étaient mes amis reposent en paix. »