Cet été 2024 restera parmi les plus cruels pour la communauté alpine. Alors que nous apprenions la disparition de la célèbre cordée japonaise constituée par Kazuya Hiraide et Kenro Nakajima sur les flancs du K2, elle fût suivie par celle du Géorgien Archil Badriashvili. Cette série noire vient de se poursuivre avec l’annonce de la disparition du Russe Sergey Nilov, pris par les séracs du Gasherbrum IV alors qu’il cherchait à récupérer le corps de son ami Dmitry Golovchenko. Le nom de Sergey restera effectivement indélébilement associé à celui de Dmitry, tant leur indéfectible association a marqué l’histoire du style alpin et personnifié les valeurs les plus nobles de l’esprit de cordée.
Jeune, c’est d’abord par le canoë que Sergey découvre les grands espaces. Lors de l'une de ces sorties, il y croise un alpiniste et rejoint alors le club CSKA Demchenko à l’orée des années 2000. C’est là qu’il rencontre Dmitry Golovchenko en 2002 lors d’un voyage dans l’Adyl-Su, une vallée caucasienne proche de l’Elbrouz. Dmitry, de sept ans son cadet, est né dans une famille d'alpinistes et fréquente donc les montagnes depuis toujours. L'une de ses activités préférées, lorsqu'il était enfant, était de regarder les diapositives des sorties en montagne. Toute la famille se réunissait dans le salon, un drap de lit blanc était accroché au mur, la lumière était éteinte et le spectacle commençait.
En 2007, Sergey participe à l'expédition au Haina Brakk (Shipton Spire) organisée au Pakistan par Denis Saveliev. On le retrouve ensuite régulièrement au Pakistan, en Inde, au Népal et en Terre de Baffin. Il retrouve Dmitry en 2012 pour une aventure à la Tour de Muztagh (7 276 m), toujours au Karakoram. Accompagnés d’Alexander Lange, ils tracent en dix-sept jours une ligne directe sur l’éperon en plein centre de la face nord-est (ED, 6a A2 M6, 3 400 m). « C’est ce que nous avons fait de plus dur en montagne. » conclura sobrement Lange. Ils reçoivent pour cela un Piolet d’Or l’année suivante.
En 2016, le duo, rejoint cette fois-ci par Dmitry Grigoriev, s’attaque à la face nord directe du Thalay Sagar (6 904 m), sommet emblématique du Garhwal en Inde. Moveable Feast (ED2, 5c A3 WI5 M7, 1 400 m) leur demande neuf jours d’effort, notamment pour surmonter directement la zone finale et surplombante de schistes noirs et ceci sans portaledge afin de s’alléger. Un nouveau Piolet d’Or vient couronner leurs efforts.
Mais leur odyssée la plus célèbre restera probablement celle de 2019 au Jannu (ou Kumbhakarna, 7 710 m). Sa vierge face est figure depuis longtemps parmi les « derniers problèmes himalayens ». Partis pour ouvrir une ligne directe avec de très gros sacs, ils doivent affronter une neige inconsistante qui ralentit considérablement leur progression. Et comme le souligne Golovchenko : « plus tu montes, plus c’est raide… » Au bout de douze journées harassantes, ils finissent par déboucher sur l’arête sud-est à 7 410 m. La face est vaincue mais le sommet demeure bien trop loin Bientôt à cours de vivres et jugeant impossible la descente par leur itinéraire de montée, ils basculent sur le versant opposé de la montagne et enclenchent le mode survie. Il leur faudra encore six jours pour être tiré d’affaire. Ils baptiseront néanmoins leur ligne Unfinished Sympathy puisque « nous avons passé un très bon moment sur cette montagne. »
Le Gasherbrum IV (7 925 m), bien qu’il lui manque quelques dizaines de mètres pour accéder à la notoriété des « 8 000 » est un sommet iconique du Karakoram depuis sa première ascension en 1958 par Walter Bonatti et Carlo Mauri. Sa face ouest, le Shining Wall, d’abord gravie en 1985 par Voytek Kurtyka et Robert Schauer représente une pierre milliaire dans l’histoire du style alpin. Mais son versant opposé propose aussi une longue arête sud-est vierge. C’est celle-ci que visaient les deux Russes en août 2023. Ils se retrouvent bientôt coincés par le mauvais temps dans leur tente 250 mètres sous le sommet. Au cœur de la nuit, alors que Nilov est sorti améliorer le replat sur lequel ils se trouvent, il entend soudainement crier son compagnon : « Sergey, je tombe ! » La tente vient de basculer dans le vide, emportant Golovchenko prisonnier de l’abri. Arrivant à descendre la pente, Serguey retrouve la tente avec le corps de son compagnon qui n’a pas survécu à la terrible chute et le laisse dans une crevasse…
Il lui faudra encore cinq jours pour descendre malgré les gelures et il était donc revenu cet été avec des compagnons pour ramener le corps de son ami. Mais le sort en a voulu autrement. Sergey, quarante-sept ans et père de cinq enfants, a donc rejoint Dmitry, disparu à quarante ans et père de deux enfants. Ils reposent quasiment côte à côte dans ces hautes montagnes du Karakoram qu’ils ont tant aimées.
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