©Yasushi Yamanoi
Vu d'Europe, notre perception de l'alpinisme Japonais s’accommode le plus souvent d'une nette opacité. D'un côté, le pays du soleil levant recèle une histoire prolifique en terme d'exploration et de premières ascensions, particulièrement en Himalaya et dans le Karakoram ; de l'autre on a tendance à associer quasi-exclusivement à
cette histoire un format d'expédition traditionnel, usant de pléthore de moyens pour assiéger la montagne. Toutefois, durant les deux premières décennies de ce nouveau millénaire, on a vu émerger un panel d'ascensions engagées en style alpin, faits de jeunes alpinistes japonais, à l'instar des membres des « Giri-giri Boys », Kazuya Hiraide ou de la première femme dont une nouvelle voie ait été récompensée d'un Piolet d'Or, Kei Taniguchi. Leurs ascensions ont reçu un accueil enthousiaste, et plusieurs ont été récompensées aux Piolets d'Or. Cependant, le nom d'un de leur compatriote était lui déjà connu bien avant le nouveau millénaire pour ses exploits en style alpin. Ce nom, Yasushi Yamanoi, sans doute moins connu en Occident mais révéré dans son propre pays, a commencé à apparaître au détour des magazines spécialisés à partir de la seconde moitié des années 1980. Le parcours de ce « véritable homme d'honneur, sorte de Samourai contemporain », tel qu'aime aujourd'hui à le décrire son compagnon de cordée, ami et Piolet d'Or Carrière Voytek Kurtyka, est un voyage empreint d'aventure, de réussite et de style sur les plus importantes scènes alpinistiques de la planète.
Yasushi Yamanoi est né en 1965 et a commencé l'escalade en autodidacte après avoir été inspiré par le film français « La mort d'un guide » de Jacques Ertaud. À 14 ans, il gravit des voies courtes puis, au lycée, des grandes voies en solo intégral, amenant les autres activistes à le décrire comme l'« homme le plus proche du paradis »… Après avoir terminé son cursus scolaire, Yamanoi se consacre exclusivement à améliorer ses compétences en rocher, s'efforçant de devenir extrêmement efficace en fissure ainsi qu'en escalade artificielle. Où se rendre ailleurs qu'aux États Unis au milieu des années 1980 ? De 1984 à 1987, le Japonais passe chaque année trois à cinq mois aux USA, travaillant parfois dans un restaurant de Los Angeles. Il en repartira avec les ascensions de Cosmic Debris (5.13a) ou du tristement célèbre Sphynx Crack (5.13b) dans la région de South Platte au Colorado. À cette époque, il évolue en solo intégral dans le 6b+. En 1987, Yamanoi voyage dans les Alpes pour réaliser incognito la première ascension solitaire de la Directissime Française au Petit Dru. S'en suit une voie nouvelle et une grande aventure, en solitaire encore, sur les 1 400 m de la face ouest du mont Thor sur l'île de Baffin. Puis en juillet 1990, il entre dans l'histoire de l'alpinisme en devenant le premier homme à gravir le Fitz Roy en solitaire et en hivernale. Yamanoi découvre le monde de la haute altitude en 1991, lorsqu'en tant que membre d'une expédition japonaise conventionnelle, il atteint le sommet du Broad Peak. Si l'expérience le convainc de ne jamais renouer avec ce style d'expédition, celle-ci aura eu au moins un intérêt : avec lui au sommet se tient Taeko Nagao, l'une des meilleures alpinistes japonaises du moment. Les deux summiters se marieront cinq ans plus tard. En 1992, Yamanoi atteint le sommet de l'Ama Dablam durant l'hiver népalais par une voie nouvelle en face ouest. L'automne 1994, au Cho Oyu, Yamanoi intègre un club élitiste : il est parmi les rares alpinistes à avoir réussi l'ouverture d'une nouvelle ligne indépendante en solitaire sur un sommet de 8 000 m. Tandis que Taeko, avec la grimpeuse Yuka Endo, empoche la seconde ascension en style alpin de la voie Kurtyka-Lorétan-Troillet sur la face sud-ouest, Yamanoi gravit une nouvelle ligne de 2 200 m de hauteur à gauche. Les deux équipes descendront par la voie normale. Yamanoi pense a posteriori qu'il s'agit de la plus belle réalisation de sa carrière, quoique, pour la seule technicité, il cite sa première ascension solitaire de la face est du Kusum Kanguru en 1998.
Un nouveau séjour au Karakoram en 1995 débouche sur la première ascension de la face sud-ouest du Bublimotin, une paroi de 800 m en 5.10 A3+ au-dessus de la vallée de Hunza au Pakistan. La ligne est gravie en style capsule en l'espace de douze jours avec Nagao et Daisaku Nakaga. Cinq ans plus tard, les époux joignent leurs forces àcelles de Voytek Kurtyka pour une tentative sur la face est vierge du K2. Cette dernière se trouvant contrecarrée par le mauvais temps, Yamanoi réalise une ascension solitaire express de l'éperon sud-sud-est (communément appelé voie Česen), atteignant le sommet en 48h – chrono de la voie le plus rapide à l'époque. Réalisation effectuée bien sûr sans oxygène. L'année suivante, le trio est de retour pour une tentative en face nord du Latok I, mais la météo interfère à nouveau avec leur plan et à ils ouvrent à la place une nouvelle voie – Vertical Pinic (5.10 A2) – sur la tour centrale de Biacherahi, gravissant la face sud en six jours.
Yamanoi laisse également sa marque au Pérou, où en 1997, il gravit en solitaire une voie nouvelle sur la face sud-est du Huandoy Este, ainsi qu'en 2013, en cordée de deux, avec la première ascension de la face sud-est du Puscanturpa Este.
L'expédition de 2002 au Tibet visant à réaliser la seconde ascension de la voie Slovène en face nord du Gyachung Kang, quinzième plus haut sommet du monde rarement gravi, marque un changement de vie pour le couple. Grimpant en pur style alpin, Taeko renonce à 7 600 m, laissant Yasushi seul atteindre le sommet dans une météo en cours de dégradation. La descente, succession d'avalanches, d'ophtalmies et de gelures, tournera à l'épopée. De retour au Japon, tous deux subiront des amputations considérables (sachant que Taeko avait déjà laissé des doigts au Makalu), Yasushi perdant tous ses orteils au pied droit ainsi que plusieurs phalanges à cinq de ses doigts. Comme de coutume, avant leur évacuation du pied de la montagne, Taeko a fait promettre à Yasushi qu'ils reviendraient retirer leurs ordures.
La convalescence qui suit est naturellement lente, mais en 2005 Yasushi est de retour, ouvrant une belle ligne en face nord du Potala Shan dans le Siguniang National Park, en Chine. Bien que le sommet de la montagne n'ait pas été atteint, Jiayou, gravie en style capsule au terme de sept jours de temps généralement médiocre, inclut 18 longueurs jusqu'à 5.8 A3+. En 2007, avec sa femme et Satoshi Kimoto, il ouvre Orca (1250m, 5.10+ A2) sur une paroi de Milne Land en côte est du Groenland. En 2011, fait impressionnant suite à ses amputations, il a suffisamment affiné sa technique d'escalade en fissure au point de pouvoir empocher l'ascension de Zombie Roof (5.13a) à Squamish. Sa dernière ascension en Himalaya, réalisée en 2016 avec Takaaki Furuhata [avec qui il avait été précédemment forcé de battre en retraite haut dans la convoitée face nord du Kangchung Nup dans le Khumbu], a été la première du Rucho, un sommet de 5 970 m en Inde.
Mais par-delà ces ouvertures teintées de succès, l'on devrait également prendre en considération sa remarquable collection de tentatives solitaires réalisées en excellent style. Le mois précédant son ascension de l'Ama Dablam, Yamanoi fit une tentative éclairée de nouvelle ligne sur les 1 200 m de la face ouest du Mera Peak au Népal. Au terme de cinq jours d'ascension, le Japonais gravit 26 longueurs jusqu'au VI UIAA et A4 avant de devoir renoncer : parvenu à proximité de la fin des difficultés, le mur est entièrement lisse. Yamanoi dut également renoncer à 7 000 m en face est du Gasherbrum IV, toujours non gravie à ce jour, à 7 300 m sur la face ouest du Makalu, lorsqu'il se prit une pierre sur le casque, sur la face ouest du rarement visité Karjiang – un 7 000 m situé à la frontière Bhoutan-Tibet, et enfin à mi-chemin de l'arête nord-ouest du Tahu Ratum au Karakoram, ligne également non gravie à ce jour.
Yasushi Yamanoi a vécu la plupart du temps de petits boulots, comme lorsqu'à une époque il faisait des portages sur le mont Fujiyama durant les mois d’hiver. Ce mode de vie et son charisme sont les facteurs qui l'ont fait aimer par tant de grimpeurs, pas seulement au Japon mais aussi en Corée du Sud. Son autobiographie de 2004, Vertical Memories, écrite durant sa convalescence, a été très populaire au Japon, mais le livre de 2005, Gelé, signé par le fameux auteur japonais Sawaki au sujet de l'épopée du Gyachung Kang, est devenu un best-seller et a fait connaître le nom de Yamanoi au-delà de la communauté alpine. En 2011, il a été lauréat du second Piolet d'Or Carrière Asiatique.
Que ce soit en solo, en couple ou avec des amis, l'alpinisme de Yasushi Yamanoi s'est brillamment illustré en matière de créativité, d'engagement et de résilience. Son style minimaliste et ses ascensions souvent discrètes ont montré la voie aux jeunes alpinistes japonais afin de s'exprimer en style alpin moderne. Associé à un respect écologique intransigeant pour les lieux à travers lesquels il a voyagé, l'ensemble de ces qualités font aujourd'hui de Yasushi Yamanoi un digne lauréat de ce 13ème Piolet d'Or Carrière.
Lindsay Griffin et Rodolphe Popier, avec la contribution de Hiroshi Hagiwara.