Jeff Lowe, portrait d’un visionnaire
Par Claude Gardien
L’une des plus belles ascensions de Jeff Lowe est un échec. En 1978, avec son cousin George Lowe, Jim Donini et Michael Kennedy, il s’arrête à 150 mètres du sommet du Latok 1, une montagne splendide de 7145 m plantée sur le glacier de Biafo, au Pakistan. Le sommet n’avait pas encore été gravi (il allait l’être l’année suivante, par une équipe japonaise), et les quatre Américains choisirent l’éperon nord, superbe, évident, mais de toute évidence difficile. Alpine style, of course… C’était il y a bientôt 40 ans. Depuis, de nombreuses tentatives ont eu lieu. L’éperon nord du Latok 1 reste un des objectifs les plus convoités au monde. Aucune cordée n’a pu seulement approcher le point atteint par Jeff et ses amis.
Du côté des succès, la liste est longue, et on ne peut en tirer que quelques highlights. Moonlight Buttress, la « world classic » de Zion est une voie Jeff Lowe-Mike Weiss de 1971. Jeff est alors âgé de 21 ans. Trois ans plus tard, il fait partie des inventeurs précoces de la cascade de glace : Bridal Veil , ouverte toujours avec Mike Weiss, marque les débuts d’une activité où Jeff brillera. Membre d’une forte expédition qui répète l’Ama Dablam en 1979, il s’offre en solo l’ouverture d’une voie dans la face sud… Puis viendront une voie nouvelle au Kwangde Ri (1982), où il confirme son aisance fabuleuse en terrain glaciaire, une autre au Kangtega (1986), et une au Taweche, en hiver (1989). Ces ascensions préfigurent la tendance actuelle de se tourner vers des voies techniques et esthétiques plutôt que de s’attacher à la poursuite de l’altitude à tout prix.
En 1991, Jeff Lowe a rendez-vous avec sa plus grande aventure alpine. Il plonge, seul, dans l’univers hivernal de la face nord de l’Eiger pour y ouvrir une voie directe. Metanoia lui demandera de puiser dans les ultimes réserves de son savoir-faire et de sa résistance. Il s’en sort de justesse, et l’ouverture de cette voie est l’occasion d’une introspection profonde, à l’origine d’une évolution radicale de sa mentalité (d’où son nom). Trois ans plus tard, Jeff fait subir cette même metanoia à une discipline qu’il affectionne : la glace. Les photos de ce gaillard pendu à ses piolets sous un toit pour rejoindre une stalactite de glace font le tour du monde. Ce coup de génie, nommé Octopussy, à Vail (Co) est à l’origine de la vogue du dry tooling, qui transformera la pratique de la glace, de l’alpinisme et de l’himalayisme.
Les contributions de Jeff Lowe à l’alpinisme ne se limitent pas à ses réalisations. Très vite, il s’intéresse au matériel et à l’équipement, au travers des marques Lowe, puis Latok. On lui doit un drôle de petit seau, léger et compact, pour lequel nous abandonnerons tous le bon vieux descendeur en 8. Les crampons Footfangs, parmi les premiers rigides, seront recherchés. Quant à la broche Lowe Rats, utilisable en glace de mauvaise qualité, elle sera le fétiche d’une génération de grimpeurs, tout comme la Snarg, une tubulaire à pas de vis fin qu’on pouvait enfoncer au marteau… Organisateur d’événements, auteur de livres techniques, Jeff Lowe est présent dans tous les compartiments du jeu. Il est l’un des plus importants acteurs de notre univers de l’alpinisme, et l’émotion est grande quand les grimpeurs apprennent, il y a quelques années, qu’il est atteint d’une maladie dégénérative.
Le jeune homme titulaire de tant d’escalades étonnantes réussies avec une élégante désinvolture, arrivé à l’âge mur, allait devoir faire face à une ascension plus éprouvante encore que celle de l’Eiger. Il allait vivre une deuxième metanoia. Il fait désormais face à la maladie avec un courage et un humour étonnants, qui donnent un sens particulier aux paroles d’un autre titulaire du Piolet d’or Carrière, Robert Paragot : « J’ai cru au début que la carrière d’un alpiniste consistait à accumuler le plus de courses difficiles possible. J’ai compris plus tard que c’était bien plus que ça »…