Piolets d'Or - Ascensions lauréates 2024

Ascensions lauréates 2024

L'objectif des Piolets d'Or n'est pas seulement de récompenser les ascensions les plus significatives de l'année précédente, mais aussi d'utiliser ces ascensions pour promouvoir des messages éthiques clairs concernant nos pratiques en tant qu'alpinistes. L'année 2023 a produit un nombre remarquable d'ascensions de premier ordre exécutées dans un style alpin parfait, ce qui a conduit le jury international composé de Lise Billon (France), Aleš Česen (Slovénie), Toni Gutsch (Allemagne), Genki Narumi (Japon), Enrico Rosso (Italie), Jack Tackle (États-Unis) et Mikel Zabalza (Espagne) à décerner trois Piolets d'Or et à attribuer une Mention Spéciale pour l'alpinisme féminin.

Tirich Mir (7708m)

Première ascension de The Secret Line dans la face nord du Tirich Mir (7 708 m) dans l'Hindu Kush, au Pakistan, du 17 au 23 juillet. Traversée de la montagne en descendant par la voie normale du versant nord-ouest.

Le Tirich Mir est la plus haute montagne de l'Hindu Kush et, à ce titre, était relativement populaire dans la seconde moitié du 20e siècle. Cependant, situé dans les coins les plus reculés du nord-ouest du Pakistan, tout près de la frontière avec l'Afghanistan, il est accessible par Chitral et a connu une activité presque insignifiante depuis le 11 septembre, en raison de la perception d'une menace terroriste accrue dans cette région. Depuis quelques années, l'alpiniste japonais Kazuya Hiraide s'intéressait à la face nord et, en 2019, un agent local lui a dit que les touristes étaient désormais autorisés à revenir dans la région. Il a demandé un permis, qui lui a été refusé. Le COVID-19 est alors intervenu, et ce n'est qu'à l'été 2023 que lui et Kenro Nakajima ont pu s’approcher de la montagne.

L'accès direct à la vaste face nord du Tirich Mir est bloqué par une cascade de glace de près de 1 000 m de haut. L'expédition tchécoslovaque qui, en 1967, établit la voie normale actuelle par le glacier supérieur du Tirich et l'arête nord-ouest, gravit d'abord cette cascade pour évaluer la possibilité d’une voie de ce côté. Elle n'a pas été parcourue depuis et les années écoulées l'ont rendue très dangereuse. Nakajima a déclaré qu'il n'avait « jamais vu une cascade de glace si cahotique et impracticable ».

La cordée japonaise avait donc besoin d'une solution de contournement. À l'aide de photos satellites, ils ont tracé un itinéraire dans le bassin glaciaire sous la face nord qui suivrait la section initiale de l'itinéraire normal et traverserait ensuite un col d’altitude sur la longue arête nord-ouest du Tirich Mir. Après avoir reconnu le col et caché du matériel, ils se sont acclimatés à 6 300 m sur la voie normale, puis sont partis du camp de base à 4 600 m le 17 juillet. Cette nuit-là, ils campent à 5 400 m et le lendemain, ils franchissent le col à 6 200 m. L'autre versant est raide et exposé aux chutes de pierres en raison des températures plus élevées que la normale ce mois-ci. Adoptant une approche pragmatique, le duo fixe quatre cordes pour faciliter la retraite. Huit rappels et quelques descentes leur permettent d'atteindre l'extrémité ouest du bassin, où personne n'avait encore mis les pieds. Le même jour, ils traversent jusqu'au pied de la face nord et campent à 5 500 mètres d'altitude.

Le lendemain, une recherche d'itinéraire complexe les conduit à leur troisième bivouac (à 6 150 m), où ils peuvent utiliser un hamac de glace pour construire une plate-forme pour leur tente.

Les difficultés liées à la neige et à la glace les amènent à un quatrième bivouac médiocre à 6 750 m d'altitude. Au-dessus, se trouve la plus grande incertitude de l'itinéraire - une grande barrière de séracs. Heureusement, le lendemain matin, ils réussissent à l’éviter par la gauche par de la glace dure et atteignent le col à 7 200 m entre le Tirich Mir et le Tirich Ouest I, où ils posent leur cinquième bivouac. Ils rejoignent ensuite la voie normale qui débouche à cet endroit par l'autre côté.

Le 23, Hiraide et Nakajima quittent leur bivouac et se mettent en route pour le sommet. Il y avait de nombreuses lignes différentes sur la large arête supérieure et les deux hommes grimpent quelques longueurs raides, qu'ils descendront ensuite en rappel pendant la descente. La plupart du temps, ils grimpent ensemble, atteignant le sommet vers 9h30 et regagnant leur camp à midi. Se sentant en pleine forme, ils continuent par la voie normale, descendant en rappel le couloirs-clé jusqu'au glacier Tirich supérieur et le descendent jusqu'à 6 300 m. Le lendemain, ils regagnent le camp de base.

Cette aventure longue, complexe et très engagée a été considérée par le jury comme une magnifique traversée d'une montagne de haute-altitude. Les membres du jury ont également noté que presque aucune information préalable n'était disponible pour faciliter l'ascension de la face nord cachée. L'utilisation de 200 mètres de corde fixe pour accéder à l'ascension (malheureusement non retirée ensuite) a été considérée comme un défaut mineur par rapport à l'ampleur globale de l'entreprise et à sa réussite.

Jannu (7 710m)

©Alan Rousseau

Première ascension de Round Trip Ticket (2 700m, M7 AI5+ A0), une nouvelle voie partielle sur la face nord et l'arête nord-ouest du Jannu, Kangchenjunga Himal, du 7 au 12 octobre.  Descente par le même itinéraire.

Jean Franco, chef de la première expédition à tenter le Jannu (alias Kumbhakarna), a déclaré que la vraie face nord était « l'une des parois les plus hautes de la planète. Personne ne passera jamais par là ». Inévitablement, en 2004, il s'est avéré qu'il avait tort. Cette année-là, une grosse équipe russe a réussi, après leur seconde tentative en deux ans,  ce que le légendaire Suisse Erhard Loretan, qui avait lui aussi déjà fait deux tentatives, a décrit comme « le plus grand défi actuel de l'Himalaya ». Leur ascension a été à la fois exceptionnelle et très controversée. Le déversant mur sommital, qui commence au-dessus de 7 000 m, a été comparé à la face ouest du Dru, et l'équipe a surmonté des difficultés de 5.10d A3+ M6. Cependant, leur style a été largement critiqué : les grimpeurs ont fait le siège de la paroi, passant 50 jours à fixer près de 3 400 m de cordes et en emportant de l'oxygène en cas d'urgence.

En 2021, Jackson Marvell et Alan Rousseau ont installé leur camp de base sur le versant nord du Jannu avec l'intention de répéter la voie russe en style alpin. Cependant, en étudiant la paroi, ils y ont deviné une autre ligne possible, obliquant vers la droite pour atteindre l'arête supérieure nord-ouest à un peu plus de 7 500 m. Ils ont décidé de tenter cette voie, notamment parce qu'ils seraient sur un terrain vierge et qu'ils ne suivraient pas de grandes quantités de vieilles cordes et de points déjà en place. L'arête nord-ouest avait été gravie en 2007 par Valery Babanov et Sergey Kofanov en style alpin, la section finale jusqu'au sommet coïncidant avec la voie française de 1983, qui atteignait ce point par l'éperon sud-ouest. Ce duo avait une bonne vue sur la face nord, ce qui a amené Kofanov à faire le commentaire suivant : « Peut-être qu'un jour une cordée escaladera une voie directe sur la face nord en style alpin, mais ils devront accepter la probabilité qu'il s’agit d’un aller simple ».

Marvell et Rousseau ont atteint 7 200 m, acquérant ainsi une connaissance considérable de l'itinéraire. Ils sont revenus en 2022 avec l'aide de Matt Cornell. Marvell a dû partir plus tôt que prévu et les deux autres n'ont pu atteindre que 6 500 m en raison de vents violents et de températures froides constantes

Les trois hommes sont de retour en 2023, après avoir affiné leur stratégie d'escalade tout en ouvrant Aim for the Bushes (1 525 m, AI6 X M6) sur le mont Dickey, en Alaska, l'une des nouvelles voies les plus importantes gravies en dehors de l'Asie au cours de l'année. Le 7 octobre, ils quittent le camp de base avec un nouveau système de couchage très léger pour trois personnes, comprenant deux portaledges gonflables G7 POD. Ils bénéficient également d'une prévision de sept jours de beau temps.

En grimpant à travers le ressaut rocheux initial, puis sur une cascade de glace de 300 m, ils progressent par un système de rampe raide de 1 100 m, sur un terrain alpin difficile de neige, glace et mixte, pour arriver dans l'après-midi du 9 à environ 7 100 m, juste en dessous de leur point culminant de 2021.

Au-dessus de 7 200 m, ils obliquent vers la droite sur un terrain vierge, dans la section la plus raide de la paroi et atteignent un bivouac suspendu à 7 300 m. Le matin du 11, ils surmontent le passage-clé, une fine couche de glace plus ou moins verticale suivie d'une escalade mixte délicate. Ils bivouaquent une longueur sous l'arête nord-ouest à 7 500m. Le lendemain, ils terminent la voie française de 1983 et atteignent le sommet en fin d'après-midi.  Ils regagnent leurs portaledges à 23h, et le 13, descendent en rappel dans leur voie, principalement sur des Abalakovs, et arrivent au camp de base vers minuit.

Marvell et Rousseau savent que plusieurs de leurs doigts sont gelés. En discutant des options possibles le lendemain, ils réalisent que marcher dans la jungle pendant cinq jours, puis trois jours de route supplémentaires pour atteindre Katmandou, présenterait un risque important d'infection. Des amis américains leur ont également indiqué qu'une clinique de Katmandou proposait un traitement par voie intraveineuse qui, s'il était administré dans les 72 heures, pourrait réparer certaines des blessures. Ils choisissent donc d'appeler un hélicoptère. Le traitement administré par la suite a finalement limité les dommages à la perte de l'extrémité d'un petit doigt pour les deux alpinistes.

Le jury a été unanime : il s'agit d'une ascension extraordinaire qui porte l'escalade technique en style alpin à haute-altitude à un nouveau niveau. La combinaison d'un partenariat exemplaire entre des grimpeurs expérimentés et dotés de grandes capacités techniques et d'une stratégie visionnaire, ainsi que l'évolution de l'équipement, ont ouvert un nouveau chapitre dans l'histoire des ascensions himalayennes et seront une source d'inspiration pour les générations futures.

Flat Top (6 100m)

©Matthias Gribi

Première ascension de Tomorrow Is Another Day (1 400m, ED, 5c A2 WI4 M6) dans la face nord du Flat Top, Himalaya du Kishtwar, du 2 au 6 octobre. Descente par la face ouest vierge.

Les pics granitiques et acérés de l'Himalaya du Kishtwar, en Inde, se trouvent dans le territoire contesté du Jammu-et-Cachemire, une région qui, depuis de nombreuses décennies, est le théâtre de conflits entre les forces armées indiennes, les militants et les séparatistes. Il s'agit d'une situation indo-pakistanaise qui perdure, à des degrés divers, depuis la partition de 1947. Les années 1970 et 1980 ont constitué l'apogée de l'alpinisme dans cette région, après quoi l'insurrection généralisée a fait qu’elle est devenue interdite aux alpinistes étrangers, en particulier l'accès depuis l'ouest par la ville de Kishtwar. Récemment, la situation s'est améliorée et les nombreuses belles voies non gravies qui subsistent sont maintenant mûres pour la cueillette.

L'un de ces joyaux est la face nord du Flat Top (6 100 m), une montagne de la chaine Brammah, qui n'avait connu qu'une seule ascension, en 1980, par l'arête est. En 2018, une cordée anglo-néo-zélandaise de deux personnes a grimpé environ 700 m sur l'éperon nord, mais a été vaincue par le mauvais temps. Leur tentative ultérieure sur l'arête est a également échoué.

Après une fenêtre météo de quatre jours, trois jeunes alpinistes suisses, Hugo Béguin, Matthias Gribi et Nathan Monard, ont quitté leur base avancée le 3 octobre. Par une météo parfaite, ils ont suivi une ligne évidente au centre de la face nord, obliquant à droite après 600 m pour atteindre la crête de l'éperon nord. Cette traversée ascendante pour gagner l'éperon, durant le deuxième jour, s'est avérée être la section clé. Au-dessus, une escalade technique et raide sur la crête, ou lorsque cela n'était pas possible sur son flanc gauche, les a conduit au sommet à 19 heures le 6 octobre. Après quoi, le trio a descendu la face ouest vierge de la montagne (15 rappels) pour bivouaquer sur le glacier à l'ouest de leur itinéraire d'approche. Le lendemain, ils ont traversé la longue arête qui relie le Brammah I, ont descendu en rappel le versant opposé et regagné leur base avancée.

Le jury a estimé qu'il s'agissait d'une ligne élégante et techniquement difficile sur un sommet attrayant, dans une région peu visitée au cours des 40 dernières années. L'ascension s'est déroulée dans un style alpin parfait et la montagne a été traversée sans incident.

Mention spéciale pour l’alpinisme féminin 2024

Les Piolets d'Or visent à promouvoir l'alpinisme féminin en attribuant une mention spéciale à une expédition exclusivement féminine ayant réalisé une ascension importante dans un massif majeur, ou bien à une ou plusieurs femmes jouant un rôle de premier plan dans une ascension en groupe mixte, ou encore à une seule femme pour des ascensions majeures au fil des années. En 2024, la mention est ainsi attribuée à l'Italienne Nives Meroi pour l’ensemble de ses réalisations.

 ***

En 2023, la nouvelle voie en haute-altitude la plus remarquable réalisée par une femme alpiniste a été Diamonds on the Soles of the Shoes sur la face ouest du Kabru Sud (7 318 m) dans le Kangchenjunga Himal.

Il s'agissait de la deuxième ascension du sommet de 7 000 m le plus méridional au monde, et de la première ascension réussie d'un des sommets du Kabru depuis le Népal. Après une reconnaissance initiale, suivie d'une tentative ratée à 5 600 m, Peter Hámor, Bojan Jan et le couple Romano Benet et Nives Meroi ont gravi la face en style alpin en quatre jours.

Benet et Meroi sont surtout connus pour avoir gravi des sommets de plus de 8 000 m en cordée de deux, avec peu ou pas de soutien au-dessus du camp de base. Ils ont toujours grimpé sans oxygène supplémentaire et, la plupart du temps, sans camp fixe (en montant leur propre tente). Sur huit des 8000, ils ont atteint le sommet les premiers de la saison, avant que la voie ne soit équipée. Le couple a gravi le Shishapangma et le Cho Oyu en l'espace de 10 jours, et le Gasherbrum I, II et le Broad Peak en l'espace de 20 jours. Nives Meroi a aussi été la première Italienne à gravir l'Everest sans oxygène. Cependant, en 2009, à 7 500 m sur le Kangchenjunga, Benet, de plus en plus faible, a tenté de persuader Meroi de continuer seule jusqu'au sommet. Elle a refusé, les deux ont fait demi-tour et Benet est redescendu sain et sauf avec l'aide de Meroi. Sa maladie s'est avérée plus grave que prévue et ce n'est qu'en 2014 qu'ils ont pu retourner sur la montagne et en atteindre le sommet.

Benet et Meroi se sont rencontrés à la fin des années 1970, alors qu'elle avait 19 ans, et se sont mariés en 1989. Pendant de nombreuses années, ils ont vécu dans les Alpes juliennes, près de la frontière slovène. Ils y ont gravi de nombreuses voies, notamment l'Helba sur la face nord du Triglav, ainsi que les premières ascensions hivernales du Pilier Nord (Bellini-Perissutti-Piussi) sur le Piccolo Mangart di Coritenza et les dix kilometres de la fameuse Cengia degli Dei de Comici sur le Jôf Fuart. Dans les Alpes carniques, ils ont répété l'arête nord intégrale du Sfinge della Grauzaria, qui n'est que rarement gravie. Dans les Dolomites, leurs réussites comprennent de nombreuses classiques difficiles telles que la Brandler-Hasse sur la face nord de la Cima Grande di Lavaredo, le Spigolo Strobel sur la Rocchetta Alta di Bosconero, et les voies Lacedelli et Skotonata Galactica sur la Cima Scotoni.

Ils ont grimpé aussi au Pérou, au Gangotri (une nouvelle voie sur la face nord du Bhagirathi II, 6 512 m), et au Xinjiang, où ils ont tenté l'ascension de la face chinoise du Gasherbrum II, encore vierge. Ils n'ont pas réussi à gravir cette dernière, mais ont pu atteindre plusieurs sommets jusqu'à 6 500 m qui n'avaient jamais été gravis auparavant.

Contrairement à de nombreux alpinistes qui semblent abandonner l'alpinisme sérieux après leur passage sur les sommets de 8 000 m, Meroi a continué à tenter des ascensions majeures en haute altitude, comme le Kabru ainsi qu’une tentative plus récente sur le Yalung Peak. La vérité sur ses réalisations est pour elle d’une importance primordiale. En 2010, elle a reçu l'Ordre du mérite, la plus haute distinction de l'État italien, et en 2016, le couple a reçu le Prix de la montagne du Roi Albert Ier (King Albert I Mountain Award).

Organisateurs 2024